Renée, peux-tu me parler de ton film documentaire, Conversations avec Léopold L. Foulem, et m’expliquer ce qui te pousse à vouloir le mener à terme coûte que coûte ?
Renée Blanchar : Mon film porte sur une figure manquante de mon enfance, Léopold L. Foulem, un céramiste Queer originaire, tout comme moi, de Caraquet. Quand j’étais petite, il m’intriguait énormément, car il n’était vraiment pas comme les autres. Il avait une sorte d’exubérance dans sa manière de s’habiller. À mes yeux, c’était un mélange d’Elton John et de Michel Tremblay ! (rire) À l’époque, il était propriétaire d’une petite boutique qui s’appelait le Royaume du cadeau. On pouvait y trouver des choses exceptionnelles comme des porcelaines de Limoges et des pièces vraiment avant-gardistes. C’était, tout simplement, incroyable pour une petite ville comme Caraquet.
Moi, je ramassais mes sous pour aller y acheter des cadeaux et la cerise sur le Sunday, c’était le moment où Léopold faisait les paquets. Il avait un don pour faire de super beaux paquets cadeaux ! Cette période de mon enfance, où je devais avoir environ 7 ans, a été décisive dans ma construction identitaire. Elle m’a permis de toucher du doigt la notion du merveilleux et de découvrir que l’on pouvait également le créer.
Ensuite, avec Léopold, nous nous sommes perdus de vue. J’ai fait ma vie, et c’est bien plus tard que j’ai pris connaissance de son parcours. Il était devenu céramiste, avait enseigné à Montréal et était revenu, chaque été, durant 50 ans, dans sa maison du 19e siècle à Caraquet. Il avait transformé sa grange en studio où il continue d’ailleurs de créer.
En 2008, je suis tombée par hasard sur le travail de Léopold et ça a été pour moi, toute une rencontre. Il exposait des théières uniques, de véritables petites œuvres d’art. Je n’en revenais pas, j’étais très impressionnée. D’un seul coup, tout m’est revenu à l’esprit, le Royaume du cadeau, les petites porcelaines de Limoges, etc.
C’est alors que je me suis dit qu’il fallait que je fasse un film sur Léopold…
Il existe aussi une raison plus profonde à mon désir de faire ce film documentaire. Il représente une chance incroyable de pouvoir immortaliser un électron libre qui a tracé la voie, pour que des gens comme moi reviennent dans leur village. J’ai fait le choix irrationnel (voire anti-carriériste), de revenir à Caraquet, en même temps, c’est ce qui a donné un sens profond à ma démarche. Il est encore question ici, de merveilleux, une magie qui opère comme un moteur pour moi ! Alors, j’aime à penser que je ne suis qu’une courroie de transmission de quelque chose de bien plus grand et plus fort que moi, et beaucoup plus important que ma démarche.
Lorsque tu as pris la décision de faire un film sur Léopold L. Foulem, comment t’y es-tu prise et pourquoi as-tu finalement choisi d’emprunter un chemin de traverse ?
Renée Blanchar : Je suis tout d’abord passée par le circuit des diffuseurs. Il y en avait un qui était intéressé, mais cela ne s’est finalement pas concrétisé. D’autres motivaient leur refus en me disant qu’ils avaient fait trop de portraits d’artistes, bien que j’essayais de leur expliquer que je voulais traiter ce film sous l’angle de la construction identitaire en montrant comment, on devient ce que l’on est. À un moment donné, j’ai fini par comprendre qu’en voulant emprunter des sentiers conventionnels, je risquais de dénaturer le travail de Léopold. En effet, cet homme s’est battu toute sa vie pour être libre et hors-norme. Tout est devenu clair dans mon esprit, je n’y arrivais pas parce que je voulais faire rentrer Léopold dans une boite carrée. À partir de cet instant, et c’est étonnant, je me suis dit que je devais faire ce film autrement… On avait entrepris une ultime démarche auprès d’un diffuseur qui a fini par accepter. Je savais que cela impliquerait de respecter une durée standard, mais cela restait super. D’un autre côté, il ne nous offrait pas énormément de moyens. Au final, j’ai refusé son offre. J’ai reculé. Je me suis dit que quelque chose ne fonctionnait pas dans cette équation et qu’il fallait que je fasse ce film différemment. Prendre une telle décision, c’était assez effrayant, car c’était risquer de ne pas faire le film.
Je ne pense pas être pionnière en quoi que ce soit, en faisant un film sans diffuseur. Beaucoup de personnes le font et réussissent très bien. Ma démarche n’a donc rien d’exceptionnel, excepté, que c’est une première pour moi. Quoiqu’en y réfléchissant un peu, cela m’est déjà arrivé une fois. En effet, j’avais commencé un film dans l’urgence, lors de la fermeture annoncée de l’hôpital de Caraquet. Je m’étais mise à filmer la lutte que nous menions avec mes concitoyens sans savoir si j’allais pouvoir financer ce projet. Finalement, ça s’est fait et j’en ai tiré une leçon : parfois, il faut amorcer les choses pour qu’elles se réalisent. Quand on attend la situation idéale, souvent, elle ne se présente pas.
Une fois ton choix arrêté, quelles ont été les étapes suivantes ?
Renée Blanchar : Je me suis mise à chercher des sources de financement. J’ai fait une demande au Conseil des arts du Canada (CAC). L’ACIC (Aide au cinéma indépendant du Canada), qui est sous l’égide de l’ONF, a reçu le projet. Il ne nous reste plus qu’à trouver la mise de départ pour qu’elle devienne partie prenante. On n’écarte pas également l’idée de faire une campagne de sociofinancement quand on aura reçu, ou non la bourse du CAC.
Par ailleurs, j’avais déjà une modeste bourse du Conseil des arts du Nouveau-Brunswick qui me permettait d’embaucher une petite équipe (un preneur de son et une assistante caméra et photographe) pour travailler avec moi. Pendant quinze jours, nous avons tourné avec Léopold. Je me suis retrouvée à devoir « faire la caméra ». Je l’avais ponctuellement fait sur certains de mes films, mais toujours en appui à la démarche d’un DOP que j’estimais vraiment nécessaire. Mais là, je n’avais pas les moyens d’embaucher quelqu’un. Cette expérience a été une révélation extrêmement libératrice pour moi. Mais attention, cela ne veut pas dire que je compte remettre en question l’importance de travailler avec un directeur photo sur mes projets « normaux ». C’est juste qu’après avoir décidé de faire ce film hors norme, j’ai ressenti le besoin de pousser l’expérience encore plus loin. C’est comme si le film commandait la démarche et que la démarche commandait le film. J’imagine qu’il y a des personnes qui travaillent de cette façon, mais pour moi, ce film est un Spoutnik dans ma carrière.
Une telle démarche nécessite d’envisager d’une tout autre manière la postproduction, le film dans sa durée et d’avoir toute une réflexion par rapport à l’image. J’ai toujours eu certains goûts esthétiques personnels, j’aime travailler avec la longue focale et j’aime beaucoup les plans larges à l’intérieur desquels les gens se déplacent. Aussi, quand je me suis mise à tourner avec Léopold, j’ai pris le parti de les radicaliser encore plus. Ça m’arrangeait bien d’ailleurs, car je voulais contrôler les plans et l’image, tout en laissant Léopold et les intervenants libres dans les cadres. Cela m’a forcée à faire une proposition de cadres fixes assez larges. Et puis, comme le décor de la maison de Léopold est absolument incroyable, je me suis dit que le regard du spectateur irait tout d’abord sur Léopold et s’attarderait ensuite sur tous les objets présents à l’image qui en disent parfois bien plus que les propos de Léopold.
Comment as-tu écrit le synopsis de ton film ?
Renée Blanchar : J’ai décidé de faire une série de conversations, d’où le titre, Conversations avec Léopold L. Foulem. N’ayant pas de diffuseur, pas de producteur officiel (pour l’instant), et donc aucune contrainte, j’ai choisi un certain nombre de personnes en lien ou non avec Léopold, avec qui je souhaitais qu’il ait une discussion. Au tournage, ça a donné des choses très très jolies comme des échanges passionnants autour de la création. Il y a d’ailleurs une conversation durant laquelle Léopold et moi sommes au Royaume du cadeau — maintenant devenu une cordonnerie — où, au milieu des chaussures, je lui raconte comment il a influencé ma vie. Je me suis glissée dans le film. Je ne voulais pas que l’on ait l’impression qu’il n’y avait personne derrière la caméra. Au contraire, j’ai opté pour un dialogue constant entre Léopold, les personnes avec qui il converse, et, moi. On peut parfois m’entendre dire « Attends une minute, faut que je refasse mon zoom ». Je ne sais pas jusqu’à quel point, ce type d’interventions ne fera pas partie intégrante du film. Cela pourrait être intéressant de livrer certaines interactions qui ont eu lieu durant sa création.
D’habitude, j’essaye de créer des espaces dans mes documentaires pour que les choses arrivent, en cherchant toujours l’accident. C’est un peu le paradoxe quand on tourne, on prépare tout, mais il faut absolument qu’il y ait des accidents. Si l’on fait juste ce que l’on a dit, à la fin de la journée, ça risque d’être pas mal plate. Mais avec ce film documentaire, je suis continuellement bousculée. N’ayant de compte à rendre à personne exceptée à Léopold et à moi-même (au nom de la profonde amitié et admiration que je lui voue), je peux me permettre d’être dans la pure expérimentation, sans pour autant que cela devienne un film expérimental. Cette expérimentation est avant tout personnelle et ne se retrouve pas forcément dans la facture du projet.
Selon toi, faire un film sans diffuseur, est-ce un choix qui se fait en début de carrière ou quand on est plus établi.e ?
Renée Blanchar : C’est une démarche que l’on peut très bien adopter en début de carrière. Il n’y a pas de règle. Mais ce que l’on mesure moins lorsque l’on débute, c’est comment on va pouvoir finir le film. Lorsque l’on est plus établi.e et que l’on opte pour cette démarche, c’est souvent par choix personnel, pour faire exister des films autrement. Avec l’expérience, on est plus confiant.e, on sait mieux comment se bricole un film. Cela relève plus d’une expérimentation intime. Cependant, on ne peut pas se permettre de faire dix films comme ça. Regarde, ça fait presque 10 ans que je travaille sur celui-ci ! Souvent, il faut avoir énormément de notoriété pour se permettre de retrouver la liberté des premiers essais. Moi, je n’ai pas cette notoriété, j’ai juste la folie. (rire) Il faut savoir aussi que c’est une démarche qui s’inscrit sur une longue durée, ce qui la rend encore plus intéressante à mes yeux. Je suis quelqu’un qui a toujours quatre à cinq projets à des niveaux de développement différents alors je peux me le permettre. Je sais compartimenter les choses et, quand je plonge dans un projet, je m’y consacre entièrement.